Chapitre 19 : L’heure du jugement

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L’épaisse fumée noire qui les avait tous deux enveloppés peu à peu se dissipe, balayée par un souffle glacial qui cingle le visage de Serphar. Lorsque le voile sombre se dissout complètement, il se rend compte que la jeune femme a disparu et qu’il ne se trouve plus dans la petite cour de ferme entourée par les bois. Il est au milieu d’un boyau caverneux qui s’engage dans les ténèbres, aux parois recouvertes d’une couche blanchâtre pulvérulente à l’odeur fétide. Le grondement guttural entendu, ce bruit de mort surgi de la forêt profonde juste avant que la fumée ne s’élève, n’est plus que le sifflement du vent qui s’engouffre dans les anfractuosités invisibles.

Serphar s’enfonce lentement dans l’obscurité, en suivant l’artère tortueuse au sol glissant. Ses pas résonnent à travers le conduit humide alors que ses mains, prenant appui sur le haut des parois, en effrite la roche fissile désagréable au toucher. Il ne saurait dire pourquoi mais une peur vivace affole ses sens et l’empêche de réfléchir ; il ignore ce qu’il fait là et ce qui l’attend, le sort qu’on lui a réservé, car tout semble indiquer qu’on l’a attiré dans un piège. Après une longue marche dans la nuit glacée des profondeurs, il finit par apercevoir au loin une minuscule lueur. Elle lui donne la force de marcher encore, pour en atteindre la source : une ouverture arrondie creusée à même la roche, aux bords enrobés d’une pâte noire gluante. Il se glisse dans l’orifice étroit, qui débouche sur une cavité circulaire noyée dans l’ombre, au centre de laquelle une vieille femme aux vêtements en loques est assise sur une chaise en bois. Elle tient à la main une lanterne brillant d’un éclat intense, qui cependant ne le rassure en rien. 
— Sois le bienvenu, Serphar. Te voilà enfin chez toi !

Cette voix lui est familière : elle a déjà résonné dans son esprit à plusieurs reprises ces dernières semaines, c’est elle qui l’a guidé jusque-là. La vieille femme, en relevant quelque peu la lanterne, lui permet de mieux distinguer son visage : même si sa beauté a été ravagée par les rides et les cicatrices, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’Adèle, la jeune femme qui l’avait recueilli et soigné. Elle ressemble à un sinistre automate de chair fripée, qui s’adresse à lui d’un ton morne et mécanique.
— Comme depuis toujours, je vais t’indiquer le chemin à suivre. Il te suffit de m’écouter, Serphar, ton périple touche à sa fin.
— Où m’avez-vous emmené ? Que me voulez-vous ?
— Il te fallait faire machine arrière pour ne rien savoir, cela aurait été préférable pour toi. C’est trop tard à présent.
— Tu n’es qu’un des pantins de Maldoror, tu ne m’intéresses pas ! Dis-moi comment le trouver et j’en finirai une fois pour toutes !
— C’est trop tard à présent. C’est trop tard…
D’un geste brusque, Serphar cherche à attraper la lanterne : au lieu de ça un vent froid et soudain, chargé de l’air nauséabond d’anciennes catacombes, vient lui fouetter le visage et éteindre le fanal. Plongé dans l’obscurité, il tente de se repérer mais il n’y a plus rien autour de lui, la vieille femme et la chaise usée ont disparu.

— Je suis heureux de te voir.
La voix rauque qui vient de percer les ténèbres provient de partout et de nulle part à la fois. C’est celle de Maldoror, reconnaissable entre toutes.
Il est là, tout près de lui.
Il est là et Serphar compte bien lui faire payer pour tous ses crimes.
— Qu’y a-t-il, Marc ? Tu ressembles au jeune homme que tu étais lors de notre première rencontre… Tu es là où tu voulais être, tu peux être fier de toi : après cette lutte acharnée contre toi-même, tous ces meurtres, ce sang versé ! Je n’en attendais pas moins de toi. J’ai toujours su que tu serais mon plus grand serviteur. Je me suis délecté de chaque instant, je ne peux que te remercier pour tout ce que tu as accompli.
— Montre-toi ! Que veut dire toute cette mascarade !
— Allons, ne le prends pas ainsi… Comme tu viens toi-même de le dire, tout ceci n’est qu’une mascarade
Une lumière tamisée nappe désormais la vaste salle dallée de marbre. Debout à un mètre de Serphar se tient son ennemi juré, qu’il traque depuis si longtemps : Maldoror, vêtu d’un costume blanc comme dans ses souvenirs, une canne surmontée d’un bec de corbeau à la main, ses pupilles et ses cheveux noirs parcourus de reflets vif-argent.

— Cela fait longtemps que je voulais te revoir, savoure Serphar en le toisant. Tu n’as pas changé.
— Je suis comme tu m’as imaginé, Marc. Ce sont tes derniers souvenirs. Rappelle-toi, à l’orée de ces bois, lorsque je t’ai ôté la vie… Ton âme me suppliait de t’arracher aux souffrances ignobles du quotidien. Les hommes, tes semblables, t’ont réduit à l’état de larve et je suis venu à ton secours.
— Je ne méritais ni cette mort, ni ma damnation ! Tu ne m’as pas libéré, tu as fait de moi ton égal, un démon qui répand la mort… C’est pourquoi je vais en finir avec toi : une fois que je t’aurai tué, je pourrai disparaître à mon tour.
— Tu penses vraiment ce que tu dis ?
— Évidemment !
— N’as-tu donc rien compris ? Réfléchis un peu, Marc, remonte le cours des évènements… Cette maison puis cette caverne, cette voix qui te guidait, et moi qui t’attends sagement au bout du tunnel… Crois-tu que les choses sont si simples ?
— Je…
— La vérité est que ton esprit arrive à ses limites, ton imagination est épuisée, ce qui est tout à fait compréhensible. Tu as besoin de repos. Ces dernières scènes, cette caverne obscure que tu penses avoir traversée, ne sont que des bribes de souvenirs, quand j’ai ramené ton corps jusqu’ici, dans mon antre. Tu as conservé trop d’images de ton chemin vers ce monde. Il faut que cela cesse.
— Je ne comprends pas…
— Je sais, c’est ce que tu as dit à Adèle.
— Ta femme.
— Ma femme ? Ne sois pas idiot. Elle n’est qu’une de mes victimes, tout comme toi. Elle ne fait que t’accompagner dans ce voyage… Tu ne comprends vraiment rien, j’ai l’impression !

Maldoror se met à rire, sans plus pouvoir s’arrêter. Et ce rire carnassier, méprisant, Serphar ne peut pas le supporter. Il se sent désorienté et confus, quelque chose lui a échappé mais il ne sait pas quoi : lui qui croyait affronter son ennemi et se libérer de son mal-être, il ne subit là qu’une humiliation de plus.
— Tais-toi, tais-toi ! Assez parlé : prépare-toi à te battre !
À entendre ces menaces, le démon rit de plus belle, à tel point qu’une bave noire et moussue finit par dégouliner aux commissures de ses lèvres. Serphar ne peut plus se contrôler : la rage s’empare de lui, couvre sa peau de moisissures sombres et injecte des fines nuées de sang dans le blanc de ses yeux. 
En face de lui, Maldoror ne rit plus ; il le regarde et paraît étonné.

— Cette mascarade, comme tu l’appelles, toi seul en es l’auteur ! tonne Serphar. J’ignore dans quel but mais tu t’es joué de moi, dès le moment où tu m’as adressé la parole dans le parc, il y a tant d’années… Je ne sais pas qui m’a mené dans ces villages, vers ces gens, jusqu’à ce lieu impie, au fond tout cela n’a aucune importance : la seule chose qui compte, c’est que nous soyons réunis. Fais face à ton destin et accepte la mort que je t’apporte.
Il n’y a plus de dédain dans le regard de Maldoror : le bourreau contemple sa victime avec respect, et une certaine admiration. Le rite est accompli, de la manière la plus parfaite qui soit : Marc Donatier n’existe plus. Il ne reste que Serphar, ce réceptacle de toutes les colères, qui n’aspire qu’à détruire et tuer, encore et toujours. Il n’est plus qu’une bête du chaos ; il n’est plus qu’un prolongement de Maldoror.
— Comme tu voudras ! répond le démon en laissant tomber au sol sa cape blanche et sa canne au pommeau sculpté. Ce sera mon dernier cadeau. Exprime toute ta haine, pense que je suis la société qui t’a ignoré, les parents qui t’ont rejeté, l’humanité aux désirs mortifères qui empuantit ce monde. Je suis Dieu lui-même, ce grand manipulateur de cadavres, qui te regarde froidement depuis son trône : je suis la peste, la pourriture, l’obscurité finale… je suis toi ! 

Maldoror s’agenouille et écarte les bras pour appuyer sa prière : au même instant Serphar se jette sur lui avec l’intention de le dépecer de ses propres mains. Mais ses poings serrés, loin de blesser Maldoror, ne font que traverser son corps spectral comme un nuage de brume. Serphar en ressent une vive brûlure qui le force à reculer : ses mains sont désormais chargées de milliers d’insectes et de vers, qui grouillent entre ses doigts et cherchent à s’insinuer à travers tous les pores de sa peau.

À genoux toujours, Maldoror lui sourit.
Et pendant que la vermine vorace gagne le reste de son corps, fond sur ses bras, ses épaules, ronge ses vêtements et sa chair avec une rapidité inouïe, Serphar comprend, mais bien trop tard, que le mal ne peut être détruit, que les abysses ne peuvent être comblés. Les insectes acharnés, luisants et noirs, le recouvrent comme une nouvelle peau. Serphar tombe à terre : de son corps annihilé ne subsiste qu’un crâne que les insectes achèvent de rendre méconnaissable, tandis qu’autour, dans les galeries malsaines et innombrables, bien des malheureux, dont la vieille femme devenue folle, hurlent de douleur dans un immense chant macabre en subissant le même châtiment.


Cyril Calvo