Épisode 5 : Le combattant de la liberté

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Pour la première fois, Axtone entra dans son bureau avec le sourire. Pour la première fois, en effet, sa santé financière n’était pas catastrophique. Il avait remboursé une bonne partie de ses dettes. Le maire avait été généreux avec celui qui avait mis la police sur les traces d’un odieux maître-chanteur.
Il ouvrit le tiroir du bureau et poussa un cri d’effroi : ses deux bouteilles de pastis même pas entamées avaient été remplacées par un post-it. Dessus, une formule mathématique douteuse le mit en rage : « Retard = Pénalités ». Son fumier de loueur s’était introduit durant la nuit ! Alors qu’Axtone l’avait remboursé ! Juste une ou deux semaines de retard pour ce mois-ci. Ulcéré, il s’effondra dans son fauteuil.
Il venait de réaliser que cette ordure de Mangin était un véritable sadique. Son acharnement avait des motivations autres que financières. Il adorait harceler son locataire, avoir du pouvoir sur lui. Le détective comprit qu’il devait déménager professionnellement. Oui mais voilà, cela ferait des frais, et dans l’annuaire il était signalé à cette adresse.
Lui qui se faisait une joie de se rincer le gosier pour bien commencer la journée… La veille, il avait parcouru cinquante kilomètres à vélo, exprès pour éliminer les toxines de l’alcool. Il était convaincu que la sédentarité était plus néfaste que l’éthanol. L’exercice le protégeait. Le mouvement, c’est la vie. Il voulait croire que tant qu’il bougeait, il resterait en bonne santé.
On frappa à la porte. Axtone sentit la colère remonter : Mangin n’avait pas même réparé la sonnette !
En soupirant, le détective se leva et alla ouvrir. Un homme grand, mince et large d’épaules lui sourit. Sa beauté d’Italien brun était un peu assombrie par la dureté de son regard.
— Monsieur Latuile ? Je suis Roy Rosso. Appelez-moi Roy.
Ils se serrèrent la main. Celle de Roy était ferme et puissante.
— Moi, c’est Axtone. Entrez.
Ils s’assirent.
— Je suis désolé, je n’ai rien à nous offrir à boire.
Roy l’excusa d’un geste de la main.
— Je cherche un homme.

D’habitude, Latuile ronronnait sa formule commerciale : « Vous avez frappé à la bonne porte, je suis spécialisé dans la recherche de personnes disparues. » Là, pourtant, il ne disait rien. Il observait le costume gris trois-pièces taillé sur mesure, à l’ancienne ; les souliers noirs vernis ; le borsalino élégamment désuet ; et surtout la légère protubérance au niveau de la ceinture du côté droit. Axtone flairait le truand organisé.
— Quel genre d’homme ? finit-il par demander.
— Un free fighter.
— Un combattant de la liberté ?
Roy sourit et lui présenta une affichette représentant un jeune homme torse nu et musclé qui montre les poings, le visage farouche et résolu. La bouche entrouverte dévoilait un protège-dents qui renforçait l’aspect dur et inquiétant du sportif appelé Maurice Molosse, dit Le Boucher de l’Ouest.
— Un pratiquant de Mixed Martial Art, ou combat libre dans la langue de Frédéric Dard.
— Ah ! Les combats dans la cage… N’est-ce pas interdit dans notre beau pays à la réglementation soviétique ?
— Il est permis de s’entraîner, mais pas d’organiser des compétitions. Nous sommes donc obligés de proposer des combats clandestins aux fans de ce sport ancestral qui existait déjà du temps des vrais Jeux Olympiques. On l’appelait pancrace dans la Grèce antique.
Nous y voilà ! L’instinct d’Axtone ne l’avait pas trompé. Il avait bien affaire à un malfrat. Cela ne l’embarrassait d’aucun scrupule moral, mais fréquenter la pègre peut se révéler très vite périlleux. Il décida de décliner l’offre en douceur. Pas de refus brutal.
— Pourquoi le cherchez-vous ?
— Posez-moi plutôt des questions sur lui… Quand vous l’aurez localisé, prévenez-moi. Ne lui parlez pas de moi, je veux lui faire une surprise.
— Je vais réfléchir. Je n’ai pas de relations dans ce milieu.
Il avait en fait très peu de relations, c’était un prétexte pour botter en touche. L’autre parut surpris. Sa bouche s’ouvrit pour lancer un argument chiffré puis se ravisa. Il haussa les épaules et se leva.
— On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif, philosopha celui qui se faisait appeler Roy Rosso.
— Il y a un autre détective dans cette ville, le consola Axtone.
— J’en viens : il a mis la clé sous la porte.
— Les temps sont durs. Attendez ! Auriez-vous aperçu cette demoiselle ?
Roy s’empara de la photo et l’examina les sourcils froncés.
— Elle vous ressemble. Quel âge a-t-elle ?
Axtone resta sans voix un moment. Il avait montré cette photo à des centaines de gens, presque personne n’avait pris la peine de s’y intéresser, surtout après un refus de collaboration.
— Dix-neuf. Quinze sur la photo.
— Je connais pas mal de monde. Puis-je la garder ?
— Oui… Oui… J’en ai des copies.
Maintenant Roy lui était sympathique. Au diable son instinct animal ! S’il était fiable, Latuile aurait fait bien moins de conneries dans sa louve de vie.
— J’ai réfléchi, déclara-t-il. J’accepte votre affaire.
— À la bonne heure ! s’exclama le désormais client en se rasseyant. Je suis persuadé que notre ami Maurice s’entraîne dans plusieurs salles de sport de la ville. Sa discipline l’oblige à travailler différents sports de combat : boxe, judo, lutte… Je le chercherais bien moi-même, mais l’air de la ville ne me convient pas…
Il illustra son propos en se tapotant la poitrine. Puis, curieusement, il alluma une cigarette.

Pour se donner de l’entrain, Axtone eut envie de s’en jeter un. Cependant, pour l’enquête, s’il voulait se faire passer pour un sportif — ce qu’il était au fond de lui, ne serait-ce que par nécessité — et s’introduire dans les clubs de sport de combat, il devait se retenir.
Était-ce si difficile que ça ? Oui, car le pouvoir de l’esprit est grand. Il peut guérir (on en a un aperçu avec l’effet placebo qui enquiquine tant l’industrie pharmaceutique, et qui devrait plutôt représenter un espoir pour la Sécu agonisante) mais aussi détruire, par le suicide direct ou l’addiction aux psychotropes. Axtone, par lâcheté ou par espoir, avait choisi la seconde option. Il ne savait pas exactement pourquoi il buvait. La disparition de sa fille n’avait fait qu’empirer le problème. Sûrement une combinaison de facteurs. Tant qu’il n’avait pas une bonne raison pour s’arrêter, il continuait, comme beaucoup d’obèses et de fumeurs.

Son sac de sport en bandoulière, le gosier sec mais la main sûre, il poussa la porte de la salle de boxe du quartier. Un ring surélevé, des espaliers le long des murs, quelques bancs de muscu et des sacs accrochés au plafond en composaient le mobilier sportif. Malgré la chaleur qui cognait sur les grandes vitres sales, tout le monde s’agitait. Des gars tapaient sur le sac, d’autres faisaient des abdos dans l’espoir illusoire de brûler leur graisse ventrale. Deux courageux sur le ring échangeaient les plaisirs : des coups qui leur faisaient du bien, ils s’entraînaient et progressaient. Ils étaient des hommes, ce n’est pas rien.
Le seul bonhomme à lunettes de la salle détacha à regret son regard de ses poulains pour l’accueillir.
— Oui, vous pouvez faire une séance d’essai. Ensuite, il faut un certificat médical pour la pratique loisir… Maurice Molosse ? Il est venu, il y a quelques jours, il passe pas aux heures d’entraînement collectif. C’est un pro du MMA... Où il s’entraîne en dehors d’ici ? Partout ! Il pratique le sport le plus complet du monde. Le décathlon du sport de combat. Je peux vous obtenir un autographe.
— Je veux le voir, en muscle et en os si ce n’est pas trop demander. Ah, avec quelques années de moins, je tenterais ma chance dans la cage !
Binoclard cligna des yeux, l’air de sous-entendre que le combat libre n’existait pas à l’époque où Axtone était en âge d’en faire.
— S’il repasse, je lui signalerai. Vous me laisserez votre numéro de mobile. L’entraînement collectif commence dans dix minutes. Si vous n’avez pas l’habitude du sport, ne forcez surtout pas. L’autre jour, j’ai dû ranimer un sédentaire qui s’était subitement pris pour Carlos Monzon. (Il agita sa main près de sa tempe pour signaler un individu qui n’a pas toute sa raison.) J’aimerais autant ne pas avoir à vous faire du bouche-à-bouche. Et pour le certif’, n’allez pas voir un toubib complaisant, dans votre propre intérêt… À nos âges, hein, le cœur peut lâcher à tout moment si on force de trop…
Pas encourageant, l’entraîneur. Il ferait mieux de changer ses binocles : il avait au moins quinze ans de plus qu’Axtone. Il est vrai que celui-ci paraissait un peu usé. Il décida toutefois de faire sa séance d’essai. Il s’agissait de donner le change, de sembler passionné de sport de combat pour ne pas éveiller la suspicion du Boucher de l’Ouest. Et quand il faisait du sport, au moins il n’avait pas envie de boire.

Durant la séance, il imagina qu’il cognait son loueur, ça le défoulait. Il en prit plus qu’il n’en donna : ces jeunes étaient si vifs. Il ne voyait pas les coups partir ; il les voyait arriver, c’était trop tard. Comme en dehors du ring. Excellent entraînement quand même. No pain, no gain, comme disaient les Yankees : on n’a rien sans rien.
Tandis qu’il sortait en massant sa lèvre enflée, l’entraîneur l’interpella :
— Alors, ça vous a plu ?
— Tout ce qui ne tue pas rend plus fort, dit-on. Mais on dit tant de bêtises… Enfin, tant que le cœur tient, hein, chef ?
— Alors vous connaissez Maurice ?
Axtone s’était renseigné auprès de Roy puis sur Internet, typiquement pour répondre à ce genre d’interrogatoire.
— J’ai juste vu un de ses matchs une fois, il m’a époustouflé. Il est le meilleur en ground and pound.
— Oui, il est fort au sol. Par contre, debout, il doit progresser. Je m’y emploie. Mais dites-moi, où l’avez-vous vu combattre ?
— À la télé. Un match de l’UFC au Royaume-Unifié. Quand je pense qu’il vit dans notre ville, quelle chance pour moi !
Les compétiteurs du pays étaient obligés de prendre le bateau pour rejoindre l’archipel voisin, le pays le plus proche où les combats dans la cage étaient autorisés.
— Il a un entraîneur, ce champion ? demanda négligemment Axtone.
— Plus maintenant. Y a toujours des embrouilles quand sport et business s’emmêlent.
L’enquêteur n’osa pas poser davantage de questions. Si le patron de la salle le trouvait inquisiteur, il le signalerait à Molosse, et alors adios. Vas-y à pas de chat, Axtone, quand tu marches sur des œufs…

Les jours suivants, il se rendit dans plusieurs salles, sans succès. Entre les sports de combat et les arts martiaux, la ville en comptait plus d’une cinquantaine. Il devait prendre l’enquête par un autre bout, d’autant que Roy s’impatientait. Les annuaires officiels et officieux, ceux d’Internet, il avait commencé par là. Rien. Il repassa à la salle de boxe. Le binoclard prétendait ne pas l’avoir revu. Axtone décida de tracer la carte bleue et le téléphone mobile de Molosse. Pour cela, il avait besoin de Fritz. Leurs relations s’étaient améliorées depuis l’affaire du maire, il fallait en profiter. Hélas, le capitaine de police était en vacances, Axtone n’avait pas son mobile, et son adjoint refusait de lui venir en aide sous le prétexte fallacieux de l’illégalité de sa requête. Seul un juge pouvait autoriser la divulgation d’informations aussi confidentielles à un enquêteur privé, et cela ne s’était jamais vu.
Il chercha à localiser son ex-entraîneur : Simon Ciment, un nom qui sonnait comme un pseudo. Il ne trouva qu’une seule occurrence dans l’annuaire régional : Josette Ciment. Son téléphone ne répondait pas. Le lendemain, il irait interroger cette dame qui pouvait être de la famille de Simon. Il rentra chez lui fêter comme il se doit sa survie quotidienne. Souvent, avant de s’endormir, il se félicitait d’avoir tenu un jour de plus. Pour lui, ceux qui tenaient quatre-vingt-dix ans ou plus, trente mille jours, étaient à la fois des prodiges et des idiots.

Le lendemain matin, fatigué mais aiguillonné par un texto de Roy, le genre de client qui paie bien mais en veut pour son argent, il retourna au bureau. Il dut réfréner un hurlement de colère en constatant que son PC portable avait été remplacé par un post-it du mathématicien sadique : « 1 mois de retard = 1 gage ».


Lordius